Précédemment dans Manga Tourniquet.
Au sommaire de cette 4e édition de manga tourniquet que vous attendiez avec une impatience bouillonnante comme l’eau dans la marmite, la suite de Jalouses et A sign of affection, et la fin de Neeting Life.
Jalouses – tome 3
Le josei manga de Battan continue de nous interpeller sur les relations compliquées entre membres d’une même famille. Pas toujours simple de coller le bon nom sur nos émotions, surtout quand on est enfant. On le sait maintenant : Ran n’est pas la seule responsable des déboires de sa grande sœur Jun. Ritsu est aussi fautif.
A ce stade, on pourrait penser qu’il ne s’agit QUE d’une querelle entre sœurs pour un homme. Mais heureusement, Battan nous montre que le problème est bien plus profond. Il s’agit plutôt d’une quête désespérée pour trouver sa place au sein du foyer. Au fond, il s’agit du droit de vivre.
Ma famille et avec ou sans moi
La famille, c’est le premier Etat. On a vite un statut, dans la famille. Quand les enfants sont plusieurs, chacun a sa place. Chacun trouve sa place. Chacun se fait sa place.
Chacun a sa place
Oui bien sûr, dans l’ordre d’arrivée, c’est un fait. La personne née la première est première et le restera. Idem pour les autres.
Chacun trouve sa place
Car chaque enfant est unique, et naître en telle ou telle position n’indique rien de plus qu’un ordre dans la succession des naissances. Certes, cet ordre confère des droits et des devoirs : l’aîné.e a davantage de responsabilités que les cadet.te.s. Celles et ceux qui viennent après doivent respecter les grandes sœurs, les grands frères. Mais chacun doit quand même trouver sa place par rapport aux parents et par rapport à chaque enfant. Les positions de soi, pour reprendre le sociologue Norbert ELIAS, changent naturellement selon les interactions. Chacun trouve sa place dans ce tissu d’interactions. En général, cela se fait sans qu’on le remarque. Quand tout va bien dans la famille, les parents laissent de la place pour que chacun trouve sa place et se fasse une place.
Se faire une place
C’est laisser sa personnalité se construire au sein de la famille, en relation avec les autres personnalités, elles aussi en construction. Certains parents l’oublient et pensent que l’enfant est une extension d’eux-mêmes. Résultat : la personnalité de l’enfant est comprimée dans les attentes des parents. Ils ne regardent pas l’enfant comme il/elle est, mais à travers le miroir déformé de leurs attentes. Ils décident de son orientation scolaire, de ses études, de sa carrière… avec des conséquences qui peuvent être dramatiques.
C’est de l’amour, se défendent les parents. Effectivement. Mais aimer s’apprend. Avoir des enfants, c’est une chose. Les éduquer, c’est autre chose. Aimer et éduquer son enfant s’apprend. L’enfant est un monde, les parents aussi. Or, certains parents oublient ou veulent oublier que leur enfant est un monde à découvrir.
Cadre rêvé cassé
Lorsque le premier/ la première enfant naît, et qu’il/elle naît dans un foyer aimant, il/elle ne se pose pas de question. Il/elle vit entouré.e de l’amour de ses parents. Un.e autre enfant vient, et voilà que l’aîné.e doit partager l’amour parental avec « bébé ». La cohabitation est parfois délicate, surtout au début, mais en général, tout s’arrange très bien. L’amour grandit en même temps que la famille, et la première ou le premier enfant découvre que son cœur est bien plus grand qu’elle/qu’il ne le pensait. Ça, c’est le cadre rêvé.
Mais il arrive souvent que le cadre soit cassé, bancal, biscornu. C’est le cadre de la famille de Jun et de Ran. L’amour de leur mère est extensible, oui, mais vers une seule direction. Ran fait le point sur sa vie. Sa vie d’enfant, avec sa mère. Ritsu ne venait-il pas combler quelque chose ? Ritsu aussi se pose des questions. Exit le polyamour, il y a toujours une personne qui comptera un peu plus. Et Jun : pourquoi ne pourrait-elle pas avoir droit au bonheur, pour une fois ?
Place centrale
Ce tome 3 de Jalouses est central : c’est sûr, maintenant, rien ne sera plus comme avant. Parfois, quand tout devient clair pour nous, on court prendre « notre » place, recoller les morceaux ou ouvrir une nouvelle page de vie en s’imaginant que tout est resté comme avant. Mais tout comme on change, les autres aussi changent. C’est ce qui peut rendre les retrouvailles compliquées, quand les violons ne s’accordent pas tout à fait. A moins que la dissonance soit une nouvelle forme d’harmonie… La suite dans le tome 4.
A sign of affection – tome 11
Ce tome 11 de A sign of affection est particulier : il se consacre principalement sur la naissance de la vocation d’Itsuomi. On connaît le jeune homme désinvolte et vadrouilleur. On découvre l’enfant sensible, ému par le sort tragique des plus défavorisés au point de vouloir œuvrer, à sa mesure, pour un monde plus juste.
Place aux hommes qui bavardent
Parenthèse indispensable sur les conversations « entre hommes ». Oshi, l’ami de Yuki, continue de mettre de l’ordre dans ses sentiments et se confie à ses amis. Place aux confidences, aux émotions vraies, aux rires, aux bavardages… Ces scènes devraient figurer dans bien plus de productions ! Hélas, elles sont encore bien trop rares. Pourtant, c’est en montrant, dans les fictions, des hommes vivant et montrant leurs émotions que les garçons auront d’autres modèles. Il n’y a pas que le rire, le cynisme et la colère dans la vie.
Stop la colère
Un mot sur la colère : trop de fictions valorisent l’agressivité et la colère chez l’homme. Certaines productions osent l’assimiler à l’ordre, à l’autorité. Or, l’autorité n’a rien à voir avec la colère. Et l’autorité n’a pas besoin de cris ou de menaces pour s’exprimer.
Quelle place pour les larmes ?
Face à une situation triste, on montre souvent des femmes pleurer, et leur réaction est bien naturelle. Mais on montre si peu d’hommes pleurer que beaucoup pensent encore qu’il est anormal qu’un homme pleure… alors qu’il devrait pleurer.
Là où la richesse côtoie la pauvreté
Itsuomi a 7 ans lorsqu’il part en vacances avec son père. Il est traumatisé par les nombreux enfants pauvres qu’il croise. De retour en Allemagne, il se renseigne. Existe-t-il vraiment des pays où la richesse côtoie la pauvreté ? Des pays où l’on peut admirer des monuments historiques et de beaux paysages alors que d’autres quémandent de quoi manger ? Il découvre les notions de « pays en développement » et « d’inégalités sociales ». Il découvre aussi que des personnes, dans le monde, œuvrent à leur niveau pour lutter contre ces inégalités. Un homme, en particulier, influencera positivement Itsuomi…
Monde inégal
Le manga le dit bien, les pays en développement sont confrontés à des situations dramatiques. Drames qui existent bien sûr aussi dans les pays riches. Mais quand on n’est pas en contact direct avec des personnes en difficulté, on peut penser que « tout va bien ». Certainement que là où il vivait, en Allemagne, Itsuomi fréquentait des enfants de son milieu social. Il n’a pas vu d’enfants visiblement en difficulté. La pauvreté existe hélas partout, et commence parfois à côté de chez soi. C’est le voisin, la voisine de quartier, le/la camarade de classe qui sourit mais cache qu’il/elle ne mange pas tous les jours. C’est l’enfant qui porte souvent les mêmes habits, et angoisse à l’idée que les autres le remarquent.
Ce tome de A sign of affection peut être, en ce sens, assez délicat. Certains pourraient conclure, un peu vite, que la pauvreté n’existe que dans les pays pauvres, que l’aide humanitaire ne va que vers ces pays. D’autres pourraient s’insurger : « pas besoin de prendre l’avion pour voir la pauvreté ! » Bien sûr, le manga ne verse dans aucun cynisme. Evoquer les pays en développement ne signifie pas que les pays plus riches sont à l’abri.
Allemagne
En Allemagne, plus d’un enfant sur 5 est touché par la pauvreté. Le chiffre est donné par Jonas Pieper, l’un des auteurs du dernier rapport sur la pauvreté en Allemagne « Paritätischer Gesamtverband ». Selon le même rapport, 14,2 millions de personnes vivent sous le seuil de pauvreté en Allemagne. Interrogé en mars 2024 par la radio internationale allemande Deutsche Welle DW) Jonas Pieper explique que le rapport utilise « le concept de pauvreté relative : [la pauvreté est mesurée] d’après le niveau de prospérité de la société dans laquelle une personne vit. […] au niveau individuel, le seuil de pauvreté se situe actuellement à 1186 euros par mois pour une personne célibataire. Cela peut paraître beaucoup et c’est bien sûr beaucoup d’argent, mais il faut le mettre en relation avec le coût de la vie, qui est très élevé en Allemagne. »
France
En France, l’Observatoire des inégalités relève que la pauvreté augmente depuis le milieu des années 2000. Selon les chiffres 2022 de l’INSEE (Institut national de la statistique et des études économiques) « 9,1 millions de personnes en France métropolitaine vivent sous le seuil de pauvreté » (seuil fixé à 60 % du revenu médian). Le taux de pauvreté en France métropolitaine est de 14,4 %. Les données ne prennent donc pas en compte les Français vivant en outre-mer. L’INSEE précise que le seuil de pauvreté, toujours en France métropolitaine, « correspond à un revenu disponible de 1 216 euros par mois pour une personne vivant seule. »
Selon l’UNICEF et la Croix-Rouge, il y a environ 3 millions d’enfants pauvres en France (soit 1 enfant sur 5). Les chiffres ne précisent pas s’il s’agit uniquement des enfants de France métropolitaine ou de tous les enfants. Néanmoins, UNICEF France, réunie en Assemblée générale à Lille le 25 juin 2024, insiste sur les indicateurs de pauvreté en outre-mer.
Les chiffres de l’INSEE (2021) centrés sur la France métropolitaine révèlent que « le taux de pauvreté des enfants de moins de 18 ans est plus élevé que dans l’ensemble de la population : 20,6 % contre 14,5 %. En 2021, 2,76 millions d’enfants vivent dans des ménages dont le niveau de vie est inférieur au seuil de pauvreté. »
Japon
Au Japon, la pandémie a aggravé la situation de nombreux travailleurs en situation précaire. Le faible taux de chômage (environ 3%) cache une réalité plus nuancée, avec de nombreux contrats précaires (environ 40%). Les familles monoparentales, notamment les mères, sont fortement exposées à cette pauvreté. Les adultes isolés sont tout aussi vulnérables. Selon les chiffres du gouvernement, repris par le journal l’Express dans un article de l’AFP publié le 19 janvier 2021, on comptait 1 personne sur 6 en état de « pauvreté relative » en 2021 (pauvreté relative : dont le revenu est inférieur à la moitié du salaire médian).
Pour aller plus loin : lire l’étude du professeur HASHIMOTO Kenji, parue le 3 mai 2021 sur Nippon.com.
Quelle place pour les personnes en difficulté ?
La situation des personnes isolées, des familles monoparentales, des personnes âgées et des enfants est particulièrement préoccupante. Or, la honte, la peur du regard de l’autre et une certaine vision de la « sphère privée » les invisibilisent… quand elles-mêmes ne font pas tout pour passer inaperçues. C’est par exemple le cas des personnes sans domicile fixe. En 2023, le ministère de la Santé, du Travail et des Services sociaux estime leur nombre à 3 065 (sur 124,7 millions d’habitants). Chiffre repris dans un article de Myriam BOULIANNE paru sur Radio Canada le 7 octobre 2023.
Mais de nombreux experts estiment que ce chiffre serait largement sous-estimé. Cette relative absence de visibilité cache une réalité plus inquiétante : la précarité augmente. C’est particulièrement vrai chez les personnes âgées. Environ 20 % des plus de 65 ans vivent sous le seuil de pauvreté. En Corée du Sud, le chiffre atteint près de 40 %.
Les enfants sont également menacés par la pauvreté. Pour aider les familles en difficulté, des « cantines pour enfants » ont vu le jour. Gérées par des bénévoles, elles proposent des repas gratuits ou à faible coût. On en compte actuellement plus de 10 000.
Comment lutter contre la pauvreté dans le monde ? Comment lutter contre les inégalités sociales ? Ce sont ces questions qui poussent Itsuomi à agir, à son niveau. Seul, il sait bien qu’il ne pourra pas changer le monde. Mais si d’autres se questionnent comme lui, le monde commencera à changer.
Neeting Life – tome 2
Clap de fin ou plutôt nouveau départ pour Kentaro. L’histoire s’écarte peu à peu de l’actualité pandémique pour nous plonger dans un futur angoissant. Mais avant cela, c’était l’ultime règlement de compte pour un Kentaro qui pensait avoir trouvé sa place, loin du monde…Quoique qu’il ne se retirait pas totalement : il mettait juste « un clic de distance » entre la société et lui.
Rien n’aurait pu faire sortir Kentaro de chez lui. Sa voisine, il ne veut pas la voir ; ils se côtoient déjà de manière virtuelle. Ses anciens collègues, il ne veut surtout pas les voir. C’est justement à cause d’eux qu’il s’est retiré du monde. La crise sanitaire ne l’a pas fait sortir. Les inquiétants rôdeurs ne le font pas sortir. La menace grandissante d’une crise bien plus grande que la Covid ne le fait pas sortir.
Mais les émotions changent. Si les changements extérieurs ne poussent pas Kentaro hors de son appartement, les changements intérieurs l’ébranlent plus profondément qu’il ne l’aurait pensé. La solitude s’invite dans son foyer. Une solitude bruyante et douloureuse. D’autres bruits viennent perturber son quotidien silencieux. Des bruits vivants, qui appellent une réponse… Quelle est celle que donnera Kentaro ?
Le monde à un clic et la place dans le monde
La fin de Neeting Life montre l’évolution du héros en 3 parties. Le basculement en début de tome, le plongeon dans le monde apocalyptique, et la réponse de Kentaro.
Si le pire arrivait, qui remarquerait que vous êtes là ? Pourriez-vous toujours vivre tranquille, dans votre appart’ ? Et si l’économie déclinait, que deviendrait votre épargne ? Au fond, Neeting Life est aussi une histoire de reconnexion. Se déconnecter du monde à un clic pour se reconnecter avec soi et les autres. Le monde à un clic ne permet pas certaines choses très simples : une attention, la chaleur d’une étreinte.. Ces attentions sont pourtant essentielles. On l’a vu durant la crise sanitaire. Kentaro le verra aussi. Pour le meilleur, on l’espère.
Les infos en plus
- Jalouses, tome 3 : éditions Akata
- A sign of affection, tome 11 : éditions Akata
- Neeting Life, tome 2 (fin) : éditions Ki-oon
- Effets sonores : Zapsplat.com; Angela Paulson
- Générique du podcast : Hands of the wind, de Manuel DELSOL