Que vont-ils manger aujourd’hui ? La liste de courses est déjà faite dans ma tête depuis longtemps. Bientôt, ce sera l’heure d’aller les faire en vrai, les courses. Et après, trier les marchandises. Et après, préparer la marchandise. Que vais-je leur faire aujourd’hui ? Elles, elles me diront « merci Maman » et j’aurai le droit à mon salaire. Le meilleur du monde. Deux jolies bises. Une sur chaque joue. Ce n’est pas un salaire. C’est l’amour manifesté. Mais lui n’aura rien et ne me dira rien.

Je plaisante. Il aura bien quelque chose, mais ne dira rien. Ne fera rien. Les embrassades et autres rapprochements de couples mariés sont oubliés ou perdus, je ne sais pas. Il se plaindra comme hier ou tout à l’heure, dira qu’il ne voulait pas ça alors qu’il ne sait jamais ce qu’il veut. Je pense pour deux depuis notre mariage. Je pense pour deux, je pense pour cinq. Il ne pense qu’à lui. Ses deux filles sont de trop. Il ne sait rien d’elles. S’en préoccupe-t-il ?

Cette scène pourrait être la sienne. Vous la connaissez peut-être. C’est peut-être vous. Vous qui supportez comme elle l’insupportable parce que d’autres avant vous l’on supporté alors pourquoi pas vous ?

Elle supporte, mais en brisant le carcan de la société et en défiant le prétendu ordre établi. Son nom ? C’est elle.

Shinkirari

Shinkirari est un manga en un tome prépublié en 1981 dans le célèbre magazine Garo. En France, le titre est sorti le 30 août 2024 chez Kana. Shinkirari est l’une des œuvres phares de la mangaka YAMADA Murasaki. Même s’il date des années 80, il pourrait avoir été créé aujourd’hui tant certaines situations qu’il dépeint restent hélas, toujours à l’ordre du jour. 

YAMADA Murasaki est une autrice née en 1948 et décédée en 2009. Ses histoires parlent du quotidien des femmes, de leur survie, de leur quête pour la liberté. Loin des stéréotypes plaqués à l’époque – et aujourd’hui – sur les œuvres écrites par les femmes, YAMADA Murasaki ne s’embarrasse pas des trames romantiques à l’excès, tant dans la forme que dans le fond. Ses portraits sont réalistes. On le voit immédiatement dans Shinkirari. YAMADA Murasaki décrit l’horreur et les petites joies du quotidien avec finesse et poésie. Sa ligne est fine. Ses personnages sont croqués dans leur quotidien plus ou moins flatteur. Il veut toujours être à son avantage, mais ne fait rien pour se mettre à son avantage, tout en martelant vouloir dominer sur tout. Voici qu’il s’autoproclame chef de famille, tout en ignorant que le chef est avant tout celui qui s’occupe des autres avant de penser à lui.

Lui, c’est son mari. Elle, c’est Madame. Tout le monde dans le quartier l’appelle Madame machin, Madame la mère, la mère de ses filles. Elle n’existe que dans son rapport avec lui ou avec ses filles. Elle est fière d’être la mère de ses filles. C’est aussi pour elles qu’elle se bat. Mais lui, vraiment, c’est insupportable.

Non aux shôjo stéréotypés

Le dessin de YAMADA Murasaki nous fait ressentir les profondes blessures de cette mère de famille qui pourrait être toutes les mères luttant pour leur survie. L’autrice elle-même a vécu un premier mariage terrible, avec un mari violent. Ces années d’horreur la coupent un temps du milieu du manga. Mais elle revient, avec une volonté encore plus vive de raconter ce qui ne se dit que trop peu. L’autrice, également poétesse et essayiste, parle à tout le monde. Ses histoires mettent en avant des femmes que l’on veut trop souvent invisibiliser.

Si YAMADA Murasaki dit « non » aux shôjo fleuris et romancés à l’extrême, c’est parce qu’ils cantonnent les héroïnes à des rôles passifs. Pire : ils abreuvent les jeunes lectrices et les plus âgées d’idées fausses sur le monde. Le héros forcément prince, forcément beau, qui viendra les tirer de leur rêverie pour les emmener dans un rêve encore plus fleuri. Loin de ces stéréotypes, le style de YAMADA Murasaki se veut réaliste. Les femmes vivent. Les femmes parlent. Elles travaillent. Tiennent le budget du foyer et de l’entreprise. Les femmes ont de l’ambition.


Shinkirari, la souffrance devant le voile

Et les femmes souffrent. Les femmes sont épuisées d’être toujours ramenées à des stéréotypes. Elles refusent d’être « celles qui attendent ». Celles qui attendent le retour d’un mari vaguement mari, qui oublie l’âge de ses filles, s’embrouille dans ses mensonges à l’alcool, vomit des incohérences parce qu’il bute sur les mots, chute dans ses mensonges, oui, il travaillait tard, hier soir. Et avant-hier ? Il ne sait plus. C’est oublié. Ses injonctions, par contre, sont bien actuelles, bien réelles.

Les femmes ne veulent plus être comparées à de « petites choses fragiles ». Aujourd’hui encore, on veut leur faire croire qu’elles ne peuvent pas suivre une filière scientifique ou s’engager dans une voie technique. Trop difficile. Trop physique. Mais lorsqu’elles sont malades, elles doivent supporter en silence. Les femmes souffrent, mais sont moins bien soignées. Les médecins eux-mêmes, pas tous, heureusement,mais encore trop de médecins attendent une minute de plus ou une heure, ça va Madame, la douleur, c’est dans votre tête.

Dans votre tête.

Personne ne veut rentrer dans la tête des femmes pour y voir leur double ou triple journée de travail et leur charge mentale. Mais tout le monde s’y engouffre pour définir ce que ressentent les femmes à leur place.

Que ressentent les femmes japonaises, dans les années 80 ?


Shinkirari, derrière le rideau, la liberté

Shinkirari, le manga de YAMADA Murasaki, se situe dans les années 80. Dans les années 80, le Japon se réveille après les chocs pétroliers, en meilleur état que ses voisins américains et européens. Il s’attire les foudres de ses concurrents occidentaux. On le voit notamment dans l’automobile. En 1980, la production annuelle des véhicules japonais atteint 10 millions d’unités, dont une bonne partie est à destination… de l’Occident. C’est une première. Le Japon est en fête. Matsuri pour tous. L’Occident grimace. Mais au Japon, la bulle spéculative grandit doucement, doucement…

Et les femmes ? Les femmes tiennent la maison, au nom d’un contrat implicite qui les cloue dans le foyer ou non loin, à la supérette du coin. Les hommes travaillent. Ils se tuent à la tâche au sens propre comme au figuré, pour gagner plus, inscrire les enfants à l’école, équiper le foyer en électroménager flambant neuf. Les femmes aussi se tuent dans le foyer, mais le monde s’en fiche, car l’intérieur est privé. On ne voit que l’extérieur, l’homme parti travailler.

En réalité, les femmes travaillaient aussi. Le travail n’avait cependant pas la même valeur que celui des hommes. Personne ne les félicitera pour leur double casquette hors et dans le foyer. C’est le quotidien de la mère de famille de Shinkirari.


Liberté, liberté

Si le manga de YAMADA Murasaki est aussi percutant, c’est parce qu’il exprime la vie des femmes de l’époque et d’aujourd’hui. Shinkirari est un morceau de vie brute. On ouvre la porte sur un foyer plus ou moins en miettes, sur les pensées d’une femme qui se bat pour ses filles, pour sa vie, mais dont le combat n’est pas salué. Emergent aussi, derrière la porte, les pensées d’un homme qui patauge dans son déni.

La finesse et la poésie qui se dégagent du manga contrastent avec la brutalité du quotidien. A plusieurs moments, on a envie de bondir devant des scènes invraisemblables. Heureusement, l’espoir est toujours permis. Des autrices se lèvent pour reprendre le combat de YAMADA Murasaki. Des hommes se déclarent féministes et participent à la lutte.

Effectivement, le combat pour les droits des femmes est le combat de toutes et tous. En finir avec la domination masculine, c’est permettre aux voix de dialoguer dans le respect. Car les hommes souffrent aussi de ce patriarcat. Nous voici aujourd’hui avec une ribambelle de garçons devenus grands coincés dans leur colère. Ils hurlent pour rien et reprochent au monde de leur reprocher leur rage quotidienne. Personne ne leur a dit qu’ils pouvaient pleurer, s’émouvoir, ne pas comprendre, demander pardon, demander de l’aide. Ce n’est pas de la faiblesse, au contraire. Le plus fort est celui qui reconnaît ses limites.

Le manga Shinkirari se termine sur une très riche et intéressante postface de Ryan HOLMBERG, spécialiste du manga, traducteur et essayiste. On en apprend plus sur la vie de YAMADA Murasaki et son époque : l’univers du manga, le shôjo manga, les stéréotypes, le combat des femmes pour être reconnues en tant qu’autrices.

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