Au menu du Petit monde de Machida : clous enchanteurs de l’école au regard bienveillant, saveur sourire compatissant. Bon appétit.
Précédemment dans Le petit monde de Machida.
“Le clou qui dépasse appelle le marteau”
Une réunion d’anciens élèves, un vieux sac, un gâteau d’anniversaire, une vieille dame, et un parapluie. Hajime Machida, notre gentil héros ordinaire, continue de répandre le doux parfum de sa bienveillance. Dans ce 5e tome, on le découvre bercé dans ses souvenirs d’enfance, pris dans la tourmente d’anciennes rencontres, entremetteur malgré lui ou révélateur de talents. Et toujours, il garde sa simplicité. Un peu à côté de la plaque sur certains sujets, certes, mais toujours aussi sage et serviable.
Ce caractère, certains le jalousent. La réunion d’anciens élèves prend des airs de règlements de comptes ou d’opération 4 vérités. Car si Machida reste conforme aux bons souvenirs que ses camarades de collège avaient de lui, Aoike, pourtant présenté comme « quelqu’un de rayonnant » « gentil avec tout le monde », semble avoir changé pour le pire. Froid, distant, désagréable, il plombe l’ambiance dans la réunion d’anciens élèves. Les murmures s’élèvent. Aoike, pourtant bon élève, n’aurait pas tenu le rythme de son lycée. Pression trop forte venant de l’école, des parents… Machida décèle vite la souffrance derrière le masque. “deru kugi wa utareru” (出る杭は打たれる) “les clous qui dépassent appellent le marteau”… l’expression japonaise illustre cette société traditionnelle, pour qui l’uniformisation garantit l’harmonie sociale. Gare au clou qui dépasse.
Au nom de la reconstruction du Japon
Sous pression, les élèves au Japon ? Déjà dans les années 80, des voix s’élèvent contre les dérives du système scolaire japonais. Teruhiso Horio est l’une d’elles. Dans un article paru en 1984 disponible sur Persee.fr, Horio plaide pour une réforme du système éducatif japonais. Il dresse un portrait sombre de l’école au Japon. Pour lui, le système forme des enfants « obligés d’emmagasiner d’énormes quantités de connaissances […] dans le seul but d’obtenir de bonnes notes aux examens, au nom du principe de « priorité aux aptitudes ». Une vision qui semble toujours d’actualité. Et gare aux clous mal implantés.
« Priorité aux aptitudes » ou l’école pour la croissance économique
Dans les années 60, et le Japon connaît une croissance économique fulgurante. La croissance est si forte (+10 % par an dans les années 50-60) que l’on parle de « miracle économique japonais. » Un miracle que l’économiste Ichiro Nakayama (1898-1981) explique notamment par la hausse spectaculaire des « investissements privés en équipement ». Il passe de 2 milliards de dollars en 1955 à près de 10 milliards de dollars en 1961. Ces investissements soutiennent une innovation japonaise elle aussi en pleine effervescence. Le pays peut compter sur sa main-d’œuvre, abondante et peu chère, animée par l’envie de reconstruire le pays. Et pour reconstruire, il faut aussi former. L’éducation fait partie intégrante du plan de croissance du Japon.
Pour vite reconstruire le Japon, l’exécutif se lance dans une série de mesures économiques et sociales. La « réforme démocratique de l’enseignement » en fait partie. C’est dans ce cadre que naît le principe de « priorité aux aptitudes ». L’idée est simple : plutôt que d’accumuler des filières dans lesquelles les enfants s’engouffrent sans être certains de s’insérer sur le marché du travail, mieux vaut bâtir, avec les acteurs économiques (les entreprises) un système éducatif rendant les enfants adaptés au marché du travail.
Révolution sous pression
On peut remonter bien avant l’après-guerre. Les révolutions industrielles du XIXe siècle amènent de nouvelles organisations du travail. C’est l’essor du travail à la chaîne. Tout le monde fait la même chose au même rythme. Le système, qui permet d’augmenter la productivité, s’impose dans le monde qui s’industrialise. Le système uniforme (produire en masse des produits uniformes) se développe dans d’autres secteurs, dont celui de l’éducation.
Au Japon, on entend former tous les écoliers de la même façon. Mais transposer les méthodes de l’entreprise dans l’éducation (taylorisme et fordisme ont montré leur limites) n’est pas sans risques. Comment prendre en compte les élèves en difficulté ou en avance sur le programme ? La vision uniforme tend à gommer les personnalités et aptitudes de chacun. L’école devient source de stress, de malaise, d’ennui, de lutte, de souffrance. Elle reproduit les inégalités sociales, exclut plus qu’elle n’inclut. Les règlements intérieurs de certains établissements illustrent bien cette dérive, avec des règles qui invisibilisent les élèves et bloquent leurs libertés élémentaires : quels vêtements porter, quand, de quelle longueur, de quelle couleur, comment écrire etc.
A l’école de l’uniforme informe
Le « tous » uniforme n’existe pas. Derrière le « tous », des millions d’enfants, d’individus différents, de personnalités ne demandent qu’à s’exprimer. Certes, les règles sont indispensables pour permettre à un système de bien fonctionner. Mais l’excès fait dérailler le système. Excès qui se répercute sur les enseignants, forcés eux aussi d’enseigner « uniformément » pour que les enfants aient « le même savoir » et le restituent « pareillement ». Les enseignants sont sous pression. Sous le regard pesant de leur direction et des parents d’élèves, beaucoup craquent. Ces enseignants dénoncent un système qui déforme leur métier.
Liberté d’étudier, liberté d’entreprendre
Le constat fait au Japon l’est aussi dans d’autres pays, à commencer par la France. C’est d’ailleurs au nom de la liberté d’étudier que des associations étudiantes s’opposent à l’incursion trop franche des industries dans le monde universitaire. D’autres, au contraire, rappellent qu’il est indispensable de lier école et entreprise, pour orienter, dès le plus jeune âge, les enfants vers un métier utile pour la société. Loin des scénarios catastrophes qui prendrait l’enfant comme une pièce dans le rouage (mécanique) économique, les tenants de cette idée voient davantage une opération gagnant-gagnant. Les entreprises financent les établissements scolaires qui, en retour, forment les talents de demain. On le voit, par exemple, dans le domaine de la recherche, de la science, de l’industrie. Mais là encore, gare à l’ingérence trop forte de l’économique dans l’éducatif.
Harcèlement scolaire, ce mal mondial
Au Japon, les années passent, les inquiétudes sur la santé des écoliers et étudiants ne cesse de grandir. En 2010, l’État tente de remettre du lien humain dans les écoles. Les professeurs constatent une augmentation de l’absentéisme, en grande partie causé par le harcèlement scolaire (ijime). L’État essaie, mais manque de moyens ou n’en met pas assez. La société japonaise elle-même semble parfois fermer les yeux sur le ijime, qui sévit dans tous les milieux (école, université, entreprise, club sportif etc.)
Lorsque le harcèlement n’est pas directement en cause, c’est la trop grande pression du système scolaire qui pèse sur les élèves. Là encore, les conséquences peuvent être dramatiques. Entre avril 2017 et mars 2018, 250 Japonais mineurs se sont suicidés (source : le Figaro). Le gouvernement japonais s’inquiète et étudie chaque affaire pour comprendre les causes. Ses enquêtes révèlent que certains drames sont liés à la trop forte pression du milieu scolaire, d’autres, à des cas de harcèlement à l’école. Pour d’autres affaires, le gouvernement admet ne pas avoir trouvé la cause du drame.
Repenser l’école
Et s’il fallait vraiment réinventer l’école ? Une enquête de RFI parue en 2020 révèle que chaque année, 550 000 élèves japonais subissent un harcèlement scolaire. En 2019, une enquête du ministère de l’Éducation relève 543 933 cas de harcèlement dans le primaire et le secondaire. C’est 31 % de plus qu’en 2018.
En 2020, 170 000 enfants japonais sont déscolarisés. Un chiffre important, auquel il faut ajouter plus de 15 % enfants d’étrangers déscolarisés. Pour eux, le quotidien peut être encore plus difficile, dans une société où le politique a construit une homogénéité qui ne laisse pas de place à la différence. Les « free schools », ces établissements privés replaçant l’enfant au cœur du programme pédagogique, tentent d’apporter une solution. Dans ces écoles, pas de règlement déshumanisant, mais une parole libre et un respect de tous. Les classes sont à taille humaine, loin des effectifs surchargés des classes japonaises habituelles. Les parents sont de plus en plus nombreux à se tourner vers ce type d’établissement. Le ministère de l’Éducation constate les défaillances de son système scolaire, mais paraît absent.
Laisser les clous qui dépassent
Dans Le Petit monde de Machida, Yuki Ando lève le voile sur les problèmes du système scolaire. On le voit dans ce tome avec Aoike, qui cache, derrière son masque froid, un profond mal-être. Le chapitre en dit assez pour que l’on devine sa souffrance. Trop de pression à l’école. Les enseignants, les autres élèves, les parents, c’est tout un monde qui regarde et oblige l’individu à être le meilleur, et en même temps, à se fondre dans la masse. Plus tôt dans le manga, c’est à travers le récit d’Inohara que la mangaka évoquait la mise à l’écart des élèves. Le harcèlement scolaire peut prendre diverses formes. L’ignorance et le rejet sont aussi une forme d’ijime.
Aoike ne comprend pas comment Machida peut ainsi défier le système scolaire. Pour lui, tout chez Machida conduirait à ce qu’il soit harcelé. Mais personne ne le dénigre. Machida a des amis. Ses professeurs l’apprécient. Sa famille l’aime. Personne n’exige de lui l’impossible. On ne le force pas à être le meilleur. On l’aime comme il est. Aoike aussi voudrait être aimé comme il est. Son vœu se réalise vite, grâce à Machida. Ses paroles simples donnent matière à réflexion. Plutôt que de vouloir enfermer toute la diversité du monde dans un seul moule, il serait plus avantageux de la laisser libre d’exprimer toute sa richesse. Le voilà, le vrai bénéfice. C’est la belle leçon de ce manga. Une leçon toute en pudeur qui se dessine, encore une fois, dans le regard plein d’affection de Machida.
Pour aller plus loin
Article de Tomano Ittoku, philosophe et pédagogue, professeur à la faculté de pédagogie de l’université de Kumamoto, directeur de l’école Karuizawa Kazakoshi Gakuen, paru le 4 juin 2020 sur Nippon.com
Retrouvez Le petit monde de Machida chez Akata ~
Podcast – générique de début et de fin : Hands of winds, de Manuel Delsol. Un grand merci !
Crédit couverture du manga : Machida kun no sekai © 2015 – ANDO Yuki/ SHUEISHA, INC.