Menu du jour : “Josée, le Tigre et les Poissons” avec son océan humain et ses épices romantiques.

Le grand large au bout de la rue

Josée, jeune femme paraplégique, vit avec sa grand-mère. Elle rêve de grands horizons et de voyages en mer. Mais elle ne sort pratiquement jamais de chez elle. Tsuneo est un jeune étudiant passionné de plongée sous-marine. Il vit seul dans un petit studio et travaille à mi-temps dans un magasin de plongée sous-marine. L’histoire commence pendant les vacances d’été. Tsuneo espère économiser assez pour réaliser son rêve : étudier les fonds marins à l’étranger. Il rencontre Josée, qui l’embauche comme homme à tout faire. L’étudiant accepte le job ; cela lui fera plus d’argent pour réaliser son rêve. Le rêve se cogne cependant dans les disputes et les tempêtes. Josée et Tsuneo ne s’entendent pas. Une seule chose les apaise : les vastes étendues de la mer.

Dans l’univers de Josée

A la base, Josée, le Tigre et les Poissons est une nouvelle de Seiko Tanabe, célèbre écrivaine née en 1928 et décédée en 2019. En 1985, elle publie le roman court 「ジョゼと虎と魚たち」 (Joze to Tora to Sakanatachi ; litt. Josée, le Tigre et les Poissons, en français.) chez l’éditeur Kadokawa. Chez nous, le recueil de nouvelles paraît en 2017 aux Éditions d’Est en Ouest. En 2003, Josée, le Tigre et les Poissons sort en film live au Japon. Un remake coréen sortira en 2020.

La même année, à Noël, c’est un film d’animation adapté du roman qui enchante les salles de cinéma. La sortie française a lieu en juin 2021. Quant au manga, il parait en 2020 au Japon, chez Media Factory, qui appartient à Kadokawa. La sortie française est signée Delcourt/Tonkam, en juin 2022 (le manga est terminé en 2 tomes). Au dessin, on retrouve Nao Emoto, autrice de Fragments d’elles.

Trio cabossé, monde tigres-poissons

Josée, le tigre et les poissons. Josée, Tsuneo et la grand-mère. Un drôle de trio qui apprend à cohabiter. Chacun a son avis bien tranché sur le monde et la vie de Josée, sur Josée dans le monde, sur le fauteuil roulant toujours planqué. On ne voit pourtant que lui. Autant le sortir au soleil, à la mer, pourquoi pas. Pour la grand-mère, c’est non. Josée n’a rien à faire dehors puisque dehors est hostile. Dehors est dangereux. Cruel. Dehors n’aime pas les personnes en fauteuil roulant. Dehors crée des buttes et des cailloux, invente des escaliers et des pentes. Tout pour bloquer le fauteuil ou le faire chuter.

Tsuneo n’adhère pas du tout à cette vision catastrophe. Il voit le monde dans ses yeux d’étudiant bientôt immigré à l’étranger. Un monde des possibles, le monde multicolore dans le bleu de la mer. Tsuneo voudrait le faire découvrir à Josée, ce monde diversifié. Josée aussi veut le voir, ce monde qui braille dès 5h du matin, ce monde compressé sur lui-même dans le métro, ce monde qui court pour avoir son bus, qui engloutit le petit-déjeuner en enfilant ses chaussures, qui porte des shorts parce qu’il fait beau, parce qu’il fait chaud, parce qu’il peut.

Le monde a de grandes jambes qui le transportent loin. Josée reluque les jambes des filles qui marchent et peine à contenir son agacement. Et si la grand-mère avait raison ? Mais comment le vérifier autrement qu’en allant provoquer ce monde ? Et si Tsuneo avait raison ? Pourquoi ne pas le vérifier en allant plonger dans ce monde ? Josée ne veut plus vivre tiraillée entre ses rêves, sa réalité, ses frustrations. L’aventure est au coin de la rue.

Les eaux territoriales et les mangeurs de littoraux

Dans Josée, le Tigre et les Poissons, le fauteuil roulant est un personnage à part entière. Certaines scènes sont particulièrement frappantes. Alors que Josée et Tsuneo explorent le vaste environnement, certains sont dérangés par la présence du fauteuil. Ces gens s’agacent devant ce fauteuil qui prend trop de place. D’autres s’appuient dessus, le prennent pour un petit portant, un bout de mur, quelque chose sans vie, quelque chose d’inférieur. Josée le ressent et ne cache pas sa frustration. L’humain, cet être social et délicat, reconnaît à tous le droit au respect de l’espace privé. Personne n’irait se coller ou bousculer un inconnu.

La rue est assez large pour tous. Et lorsque la place manque, chacun compresse ce qu’il peut pour respecter l’espace de l’autre, les eaux territoriales individuelles. On a tous un littoral invisible à protéger. Celui de Josée est régulièrement attaqué. Des gens négligents ou pressés, râleurs ou provocateurs viennent perturber son champ de vision. Et lorsqu’ils la remarquent, ils ne lui parlent pas dans les yeux. Josée ne supporte plus ces cuisses qui s’imposent à elle, ces cuisses supérieures, ces jambes qui pavanent dans les shorts. La grand-mère a peut-être raison. Mieux vaut vivre à l’intérieur.

Japon et handicap

Les touristes ont parfois l’image d’un pays accessible pour tous. Ils prennent Tokyo pour exemple (on rappelle que Tokyo n’est pas le Japon), avec ses transports accessibles, ses bandes jaunes à relief, ses rampes d’accès, ses ascenseurs, ses annonces sonores… Lorsqu’il s’est vu attribuer les JO de 2020 (en 2013), le Japon s’est lancé dans un vaste plan de modernisation et d’accessibilité des transports publics. Les efforts se sont davantage concentrés sur les grandes villes, la capitale tokyoïte en tête.

Les touristes de passage dans les grandes villes japonaises ne remarqueront peut-être pas combien il est rare de croiser une personne en situation de handicap. On les imaginerait pourtant plus souvent dehors, grâce aux transports pensés pour eux. C’est oublier le poids d’une construction sociale basée sur l’uniformité, homogénéité ; construction défendue jusque dans le politique (qui a d’ailleurs participé et largement entretenu cette vision du « Japon homogène »). Cette construction invisibilise les personnes en situation de handicap. Elle rend leurs appels inaudibles. École, travail, clubs sportifs ou de loisirs, commerces… Les transports accessibles ont oublié l’inclusivité. Dans cette société ou chacun est censé entrer dans une norme, la personne handicapée est celle qui sort du cadre.

Des lois ont bien été votées pour lutter contre les discriminations. En 2006, une loi sur l’autonomie des personnes en situation de handicap crée une aide réservée aux déficients mentaux en recherche d’emploi. Les critères d’attribution excluent cependant les personnes atteinte de déficience légère. En 2011, une loi entend lutter contre la discrimination des demandeurs d’emploi et élèves handicapés. En 2014, le Japon devient le 140e État à ratifier la Convention sur les droits des personnes handicapées. Les lois sont là, mais restent inadaptées et peu appliquées.

Des aides sociales à la maison

Et si les aides sociales maintenaient les personnes handicapées à la maison ? Le Japon se veut bon élève et volontaire. Les administrations locales délivrent des aides spécifiques aux personnes handicapées. Des bureaux d’aide sociale et des centres de consultation leurs sont réservés, avec leurs spécialistes et conseillers techniques. Le Japon veut assurer une bonne prise en charge médicale des personnes handicapées. Elles peuvent bénéficier d’allocations et de pensions. Les personnes souffrant d’un handicap sévère ont droit à des services supplémentaires (médecin à domicile, équipement du domicile en matériel adapté etc.) Des aides publiques, mais toujours pas de soutien pour vivre, sortir, travailler. C’est ce que dénoncent les personnes handicapées. C’est ce que vit Josée, qui désire elle aussi travailler, découvrir sa ville, vivre, tout simplement. Les autres considèrent sa demande comme un caprice ou une folie.

Handicap : la bataille pour l’emploi

Pourquoi travailler lorsqu’on reçoit des aides de l’État ? Et quel travail faire ? Au Japon, beaucoup minimisent encore le travail des personnes handicapées. En 2022, la journaliste Harumi Ozawa (AFP) s’entretient avec Miho Hattori, membre du personnel d’un atelier où travaillent des personnes ayant des déficiences intellectuelles. Miho Hattori regrette que le salaire des personnes handicapés soit largement inférieur à ce qu’il devrait être. Son atelier augmente le prix de vente des créations des artisans handicapés, et milite pour une prise de conscience à l’échelle nationale. Impossible en effet de vivre avec un salaire minoré. La pratique, discriminatoire, va à l’encontre des lois et des droits humains.

L’État lui-même se montre mauvais élève. En 2018, le gouvernement reconnaît avoir gonflé le pourcentage de ses salariés handicapés : 2,49 % selon les agences gouvernementales, alors qu’ils ne représentaient qu’1,19 % des effectifs. Bien en dessous de la loi que l’État a lui-même crée, et qui fixe un quota de 2,3 %. Le gouvernement a triché pour entrer dans ses clous. Il présente ses excuses, mais le mal est fait. Le Conseil national du handicap au Japon parle d’une « onde de choc incommensurable ». Dans le manga, Josée doit elle aussi combattre les idées reçues et les discriminations pour réaliser ses rêves. Elle veut travailler. Elle travaillera. Si aucune voie ne s’ouvre à elle, elle créera la sienne.

Une place pour Josée

Les paroles sont belles. La réalité est tout autre. Josée et ses rêves se heurtent aux sarcasmes des gens « comme il faut ». « Comme il faut » deux jambes pour bien marcher, « comme il faut » deux yeux bien « comme il faut » pour bien voir, bien entendre, bien prendre les objets « comme il faut ». Josée n’est pas « comme il faut » mais décide tout de même d’avancer. Marcher, ramper, rouler, c’est toujours avancer. 

Et Tsuneo ? Lui qui avançait avec ses rêves d’océan se retrouve plongé dans le monde de Josée. Il est perturbé dans sa nage, stoppé dans sa marche, et s’interroge sur le handicap, sur la vie avec des manques. Ne pas avoir de jambes ou ne pas marcher, ne pas pouvoir courir ou voir, entendre bien « comme il faut ». Faut-il pour autant considérer ces vies comme des manques ? N’y a-t-il pas un monde que seul Josée peut voir et retranscrire en mots, en art ? C’est toute la beauté de Josée, le Tigre et les Poissons. La beauté derrière la frustration, la frustration transformée en art, la beauté pour elle-même, après la pluie, après la nuit, la nuit belle et solitaire, belle pour deux, avant le jour qui se lève et les espoirs des jours heureux.

Bravo à Nao Emoto. Avec finesse et justesse, elle parle de ces rencontres qui s’imposent à soi, de ces mondes qui se questionnent, se confrontent, s’entremêlent. Les dessins montrent tantôt la puissance de la mer, la dureté des hommes, la beauté des natures mortes et du vivant. L’histoire nous plonge nous aussi avec Josée, le Tigre et les Poissons, pour un voyage sans retour vers les autres et nous-mêmes.

Liens utiles

Accessible Japan, le site de Josh Grisalde, immigré au Japon depuis 2007.

Josée, le Tigre et les Poissons chez Delcourt/Tonkam

A lire

Japon : le combat des artisans handicapés pour travailler ; article de Harumi Ozawa

Japan Organization for Employment of the Elderly, Persons with Disabilities and Job Seekers (site en anglais)

Podcast

Générique de début et de fin : Hands of winds, de Manuel Delsol. Un grand merci !

Crédit

Couverture du manga : Joze to Tora to Sakana-tachi © EMOTO Nao & TANABE Seiko –2020 / Kadokawa Corporation.

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